Une enquête publique est ordonnée sur le familicide de 2019 à Pointe-aux-Trembles

MONTRÉAL — La coroner en chef du Québec, Me Pascale Descary, ordonne la tenue d’une enquête publique à la suite du dépôt de quatre rapports accablants du coroner Alain Manseau sur un horrible familicide survenu en décembre 2019.

Le coroner Manseau écorche l’ensemble du système judiciaire, policier et médical pour avoir failli dans un dossier où les drapeaux rouges étaient pourtant très nombreux.

L’enquête portait sur l’assassinat de Dahia Khellaf, âgée de 42 ans, et de ses deux fils de quatre et deux ans, Adam et Aksil, et le suicide de Nabil Yssaad, 46 ans, conjoint de Mme Khellaf et père des deux enfants.

Ce dernier s’était rendu dans un hôpital de Lanaudière où il s’était jeté dans le vide depuis le sixième étage le 10 décembre 2019 et c’est en voulant avertir ses proches que les policiers avaient ensuite découvert les trois corps allongés côté à côte dans le lit de Mme Khellaf. Tout indique, selon le coroner, que les trois avaient été étranglés dans leur sommeil avec un câble électrique.

«Toute la société a échoué»

«Cette femme a fait confiance à un médecin, aux policiers, à un intervenant, à un thérapeute, à des procureurs, à un civiliste et à des juges pour la protéger et la sortir du cycle de la violence conjugale, mais… c’est toute la société qui a échoué à protéger cette femme et sa famille», écrit le coroner dans sa conclusion.

«Ce n’est point la faute des intervenants, car le système n’est pas fait pour empêcher une telle tragédie. C’est donc l’affaire de toute la société et c’est à elle qu’il appartient de se donner les outils nécessaires pour endiguer le fléau de la violence conjugale homicide.

«Ce familicide, poursuit-il, met en lumière l’inadéquation de l’intervention « en silo » des divers intervenants en matière de violence conjugale. Mme Khellaf n’a pas pu profiter d’un filet de protection sociale et judiciaire probant… car aucun filet de cet ordre n’existait en 2019.»

Les rapports expliquent en long et en large l’historique de ce couple, uni par un mariage arrangé lors d’un voyage de Mme Khellaf en Algérie, son pays d’origine, en 2012. Le mariage correspondait à son rêve de fonder une famille, alors que lui cherchait une conjointe également. Elle était alors revenue seule et avait parrainé l’entrée de son mari, arrivé au Canada en 2014. 

Mariage arrangé, relation toxique

Mme Khellaf connaissait peu son mari. Bien que tous les deux étaient de confessionnalité musulmane sunnite, elle était décrite comme non pratiquante, ouverte sur le monde moderne, autonome et déterminée. Elle devait toutefois découvrir à l’arrivée de son mari que celui-ci était peu instruit et tenant de «certains diktats traditionnels de sa religion pour légitimer des valeurs de dominance genrée sur son épouse», selon le coroner. 

La relation s’est détériorée dès l’arrivée de M. Yssaad au Québec en 2014. Les rapports du coroner se lisent comme une longue suite croissante de propos réducteurs et méprisants à son égard, de menaces, de gestes violents qui devaient donner lieu à des interventions répétées des policiers qui devaient aboutir à une décision de divorcer de la part de Mme Khellaf en 2018, démarche abandonnée lorsqu’elle a découvert qu’elle n’était pas admissible à l’aide juridique.

Le climat domestique ne devait pas s’améliorer et elle s’était rendue au poste de police de son quartier où elle l’avait dénoncé pour des menaces de mort en août 2018.

Long parcours judiciaire

De là devait s’amorcer une ronde d’arrestations, de mises en accusation, de remises en liberté, de bris de conditions et de constants mensonges aux autorités de Yssaad, qui se moquait ouvertement, même devant les juges, des conditions qu’on lui imposait.

Ce sont pas moins d’une année et demie de procédures judiciaires pour violence conjugale qui se sont enchaînées au cours desquelles sept procureurs différents se sont succédé, dont la dernière, au début de décembre 2019, n’avait pratiquement aucune expérience en telle matière.

Les reproches du coroner visent tant les autorités policières que judiciaires, les différents intervenants qui n’ont pas pris la peine d’assurer un suivi adéquat de la situation malgré la dangerosité évidente de l’individu.

Des facteurs de risque évidents

Le coroner identifie pourtant pas moins de 25 facteurs de risques apparents chez cet individu, allant du mariage arrangé sans amour au caractère manipulateur, impulsif et instable de Yssaad. Le coroner note l’incidence d’agressions armées du meurtrier rapportées aux autorités, mais pour lesquelles Mme Khellaf refusait de porter plainte. Il souligne les violations constantes des conditions de remise en liberté, la présence de maladie mentale, le refus de subir une évaluation psychiatrique et le défaut de le forcer à en subir une, bien que les policiers l’avaient suggéré au DPCP. 

Le coroner fait également valoir que l’imminence d’un divorce, la séparation du couple et le harcèlement subséquent de la victime étaient autant d’avertissements que le risque était clairement présent.

Le coroner André Manseau a émis plus d’une trentaine de recommandations en tout qui visent une dizaine d’organisations, à commencer par le Directeur des poursuites criminelles et pénales qu’il invite à n’assigner que des procureurs spécialisés et expérimentés en violence conjugale pour de tels dossiers, de négocier avec la défense l’obligation d’une évaluation psychologique ou psychiatrique de tout accusé de violence ou de menaces graves en telle matière, entre autres. Il souhaite également qu’un procureur assigné à un dossier suive le même accusé tout au long des procédures lorsque possible. 

Il recommande aussi au Service de police de la Ville de Montréal de vérifier systématiquement sur place les adresses de résidence fournies lors d’une remise en liberté, Yssaad ayant menti systématiquement à ce sujet, et de maintenir une ressource dans les postes de police pour accueillir les victimes de violence conjugale qui s’y présentent. 

Il invite la magistrature à fournir une formation spécialisée en violence conjugale à tous les juges, qualifiant d’«apathique» l’une de celles ayant traité le dossier.

Il demande au ministère de la Justice de prévoir le port d’un dispositif anti-rapprochement lors de remises en liberté de suspects de violence conjugale. Il émet aussi une suggestion dans le même sens au DPCP pour en faire une condition de remise en liberté. 

Il propose la création d’une section spécialisée en violence conjugale non seulement du côté des tribunaux, mais aussi à l’aide juridique, à qui il demande de constituer une banque d’avocats spécialisés dans le domaine. 

Il suggère de plus à l’École du Barreau d’assurer une formation à tous les avocats en matière de violence conjugale et au Barreau d’en imposer une dans le cadre de la formation continue des avocats. 

D’autres recommandations visent le ministère de la Santé et des Services sociaux en matière de formation des intervenants.