Passe-temps social ou piège financier? Regard sur la vente MLM au Québec

MONTRÉAL — La commercialisation à paliers multiples, appelée MLM (multi-level marketing), se répand au Québec, mais ce modèle controversé reste peu connu du public.

Plusieurs distributeurs ont accepté de se confier sur leur expérience. Les noms sont fictifs, afin de permettre aux personnes de discuter de leurs finances et de leurs relations.

Quand une amie de Zoé l’a convaincue de tenter sa chance avec Mary Kay, la compagnie de produits de maquillage semblait être une réponse à ses problèmes d’argent.

«J’ai été diagnostiquée avec des douleurs chroniques et quelques problèmes surtout cognitifs, des brumes dans la tête et de la fatigue chronique, donc avoir un travail régulier, ce n’est pas quelque chose que je peux tenir», a-t-elle expliqué.

Le modèle permet une certaine autonomie: les distributrices ― la plupart du temps des femmes ― se font recruter par une connaissance. Elles peuvent ensuite commander des produits au rabais pour les revendre à plein prix à leur réseau social.

«Si tu l’aimes, commande!»

«Je trouvais ça très prédateur, la façon dont ils nous poussaient tout le temps à harceler les gens autour de nous», a dit Zoé, citant des incitatifs à submerger ses médias sociaux de messages préécrits ou à culpabiliser des proches pour qu’ils achètent.

Elle a raconté que sa directrice l’a appelée pour lui dire: «Ton amie a besoin que tu commandes, parce que tu es dans sa « downline ». (…) Tu tiens à ton amie, hein? Bien si tu l’aimes, commande!»

C’est que le modèle encourage le recrutement, puisque les commandes des distributrices en dessous de soi (sa «downline») donnent une commission.

De plus, dépendamment de la compagnie, ne pas commander régulièrement un certain montant peut ne pas donner droit à ce rabais, ou même entraîner l’expulsion. Cela pousse certaines à accumuler un inventaire impossible à écouler.

Ces conditions en poussent plusieurs à comparer les MLM à un système pyramidal, qui repose principalement sur le recrutement et est interdit par la Loi sur la concurrence du Canada.

Une pyramide va, selon le Bureau de la concurrence, offrir une rémunération pour avoir recruté de nouveaux participants, demander une «consignation abusive de marchandises» ou ne pas permettre les retours de produits invendus.

«La façon dont les compagnies s’en sortent, c’est en jouant sur le fait que vous vendez des produits (…), mais vous ne faites jamais suffisamment de revenus juste avec la vente de produits, c’est vraiment le fait de cumuler des revendeurs que vous engagez vous-mêmes», a commenté Sandrine Prom Tep, professeure au département de marketing à l’Université du Québec à Montréal. 

Elle a toutefois convenu que cela pouvait varier selon les circonstances, si une distributrice a déjà au préalable une grande plateforme ou si elle a accès à une communauté que le produit n’a pas encore pénétré.

Zoé, elle, a été convaincue par sa directrice de «commander pour 1500 $ de produits sur le coup», quitte à dépenser de l’argent qu’elle n’avait pas. Ce n’est pas nécessaire, selon la politique de Mary Kay, qui vend son kit de départ beaucoup moins cher, selon les règles canadiennes, mais celui-ci n’est pas assez volumineux pour faire des ventes, a indiqué Zoé.

Elle est restée avec Mary Kay de 2016 à 2018. Depuis, elle tente de rembourser ses dettes.

«Je suis sur l’aide sociale. Avec l’économie dans laquelle on vit en ce moment, j’ai quand même mon appartement, ma bouffe à payer, donc mon chèque s’en va rapidement. Je suis en train de la descendre, la carte de crédit, mais tellement lentement. (…) Il me reste facilement en haut de 1000 $ à payer.»

L’Association de la vente directe du Canada (AVD) regroupe une quarantaine de compagnies, dont Mary Kay. Son code d’éthique stipule qu’«il est considéré comme une pratique injuste et trompeuse pour un membre ou un vendeur d’exiger ou d’encourager un distributeur indépendant à acheter des quantités déraisonnables d’inventaire».

Mary Kay n’a pas répondu aux demandes de La Presse Canadienne.

«Recrutez, recrutez!»

Mathieu, lui, a été contacté via un forum anti-MLM sur le réseau social Reddit. À son grand dam, sa conjointe vend des produits Tupperware.

«Le bureau de ma blonde, il n’y a rien que des boîtes Tupperware dedans», a-t-il dit, blâmant les quotas. «Elle s’est fait enfirouaper en se faisant dire « tu vas faire full d’argent avec ça », mais ça va prendre 5 à 10 ans avant que tout son stock parte. (…) Pour faire de l’argent, il faut que le monde en dessous de toi achète en tabouère!»

Il utilise volontiers le mot «culte» et qualifie les vidéos de formation de «propagande». «Le bout que j’ai vu, le gars, il disait « recrutez, recrutez! » Comme un preacher qui dit « Jésus, Jésus! »»

Pour garder un statut actif, il faut avoir commandéun minimum de 600 $ sur six mois en 2021, selon le plan de compensation de Tupperware. Les vendeurs gagnent 25 % en commissions de vente.

De tous les participants actifs, 95 % sont au premier échelon de l’entreprise. Leurs revenus annuels moyens en 2021 étaient de 411 $ par personne.

La compagnie a répondu par courriel que son modèle d’affaires n’encourage pas ses distributrices à acheter de larges quantités de produits, et qu’elles ont «le contrôle sur les ressources qu’elles choisissent d’investir».

Le président de l’AVD, Peter Maddox, a rappelé en entrevue que «beaucoup de gens s’inscrivent (dans une MLM) simplement parce qu’ils veulent un rabais sur le produit» et non dans le but de vendre, ce qui peut affecter les chiffres. De nombreux autres ne s’y mettent qu’à temps partiel.

«C’est de l’entrepreneuriat, donc ce n’est pas tout le monde qui va réussir», a-t-il ajouté. Les gens qui critiquent publiquement une MLM après l’avoir quittée, «c’est un petit pourcentage avec une voix forte».

À prendre avec modération

Les expériences de Zoé et de Mathieu ne sont en effet pas universelles, et plusieurs distributeurs apprécient leur expérience.

Sébastien se magasine une compagnie parce qu’il aime les produits etl’«environnement positif» descommunautés qui se créent autour. L’idée, «c’est un peu de démocratiser le marketing», a lancé celui qui a déjà été vendeur pour une demi-douzaine d’entreprises.

Il recommande de ne pas s’attendre à faire des revenus importants, mais plutôt de se demander: «est-ce que les produits, moi-même je vais les utiliser? Est-ce que c’est quelque chose qui vient s’imbriquer dans mon budget» si je n’arrive pas à les vendre?

«La presque totalité des gens que j’ai recrutés dans ma carrière n’ont pas eu de succès là-dedans», a-t-il avoué. Lui-même a déjà perdu de l’argent à l’occasion, mais a aussi affirmé avoir déjà pu faire plusieurs centaines de dollars par mois, dépendamment de la compagnie.

«L’idéal, c’est de comparer différents plans de compensation. Si tu en regardes un seul, c’est difficile de te faire une idée.» Les détails à vérifier incluent le prix et la grosseur du kit de départ, le montant des commissions pour ses propres ventes comparé aux commissions pour celles de sa «downline», les quotas de commandes et les modalités de retour.

La professeure Prom Tep a fait valoir que «peut-être que de se partir ce genre de « sideline », ça vous fait réseauter avec vos amies, leur parler régulièrement, rencontrer des voisines. Ce que vous allez chercher à ce moment-là, ce n’est pas la vente et le bénéfice comme tel».

Pour Charlotte, par exemple, les MLM sont «une passion» découverte il y a une quinzaine d’années, si bien qu’elle est administratrice d’un groupe Facebook à ce sujet.

Elle est depuis cinq ans avec une entreprise de vêtements, Silver Icing. Elle ne tient pas d’inventaire, puisque ses clients commandent en ligne, sans qu’elle n’avance l’argent.

Le plan de compensation de la compagnie stipule qu’il faut commander pour 600 $ par tranche de six mois pour ne pas être expulsée, mais Charlotte soutient que cette règle n’est pas appliquée dans les faits et qu’elle ne la prend pas en compte.

Elle ne cherche pas à en faire plus qu’une «side business», puisqu’elle a déjà un emploi de secrétaire à temps plein.

Elle estime passer 20 heures par semaine à faire de la promotion et du réseautage, pour des revenus de vente annuels d’environ 2000 $,en plus de rabais sur des vêtements.

Interrogée sur ce taux bien en deçà du salaire minimum, elle a répondu: «Je ne le fais pas pour le rendement. (…) C’est toute la business et toute la communauté que j’aime, et le temps que j’investis, j’aime ça.»

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Cet article a été produit avec le soutien financier des Bourses Meta et La Presse Canadienne pour les nouvelles.