Le buste d’un Ukrainien éternel à Québec

QUÉBEC — À l’ombre de la muraille qui ceinture le Vieux-Québec se trouve un monument qui passe presque inaperçu.

C’est un buste discret sur son socle, un homme aux traits nobles, au regard doux et rêveur, aux cheveux en bataille, qui montre sa nuque à l’Assemblée nationale.

Et pourtant cette figure méconnue qui se dresse rue d’Auteuil, en plein coeur du quartier touristique de la Vieille-Capitale, a pris valeur de symbole depuis l’agression russe de l’Ukraine il y a maintenant un peu plus d’un an.

Il s’agit de Taras Chevtchenko, considéré comme le poète national ukrainien, né en 1814 et mort en 1861. Oeuvre d’Oleh Lesiuk, le buste a été inauguré le 31 mai 2014, pour le bicentenaire de sa naissance.

«Je me rappelle chaque moment (de la cérémonie)», a témoigné le sculpteur canadien d’origine ukrainienne qui a réalisé son buste, une commande d’un comité qui a fait don de l’oeuvre à la Ville de Québec.

Chevtchenko rappelle ainsi la présence historique de la communauté ukrainienne au Québec depuis le 19e siècle et désormais, il personnifie aussi le martyr de son pays bombardé quotidiennement par l’envahisseur russe.

Encore cette semaine, le buste était entouré de bougies et sur le piédestal était même accolé un feuillet à la mémoire d’un combattant volontaire polonais mort en Ukraine.    

 «C’est un nom sacré pour les familles ukrainiennes, a affirmé l’artiste visuel ontarien, dans une entrevue accordée à La Presse Canadienne. Chaque famille ukrainienne a un portrait de Chevtchenko dans sa maison.»

L’écrivain a été arrêté et persécuté par le pouvoir impérial russe à l’époque pour avoir lutté pour l’indépendance de l’Ukraine, contre le servage et pour avoir écrit des poèmes en ukrainien. M. Lesiuk possède la collection complète de ses oeuvres. 

«Il rêvait d’une Ukraine indépendante, où tout le monde parlerait ukrainien. (…) On peut encore tabler aujourd’hui sur tout ce qu’il a écrit et prédit comme prophète. C’est encore actuel. C’est ce pour quoi nous nous battons en Ukraine.» 

Chevtchenko est même à l’origine de sa vocation de sculpteur, car son père, lui-même sculpteur, avait façonné un buste à Chevtchenko dans un village près de Liviv, en 1969, à l’époque où le pouvoir soviétique voyait d’un mauvais oeil cette manifestation de patriotisme ukrainien.  

Une foule en liesse s’était réunie pour célébrer le dévoilement de l’oeuvre.

«C’est alors que j’ai décidé que j’allais devenir sculpteur, parce que ça dure pour toujours et parce qu’on le fait pour les gens, pas pour soi.»

M. Lesiuk a voulu représenter Chevtchenko dans ses jeunes années, dans la force de l’âge au sommet de sa création, plutôt que de la façon habituelle et classique, à la fin de sa vie, avec sa grosse moustache de Cosaque – les Cosaques étant une autre figure emblématique de l’Ukraine.

«J’ai voulu illustrer son amour de la vie, des gens, de l’Ukraine, regardant vers l’avant, optimiste.»

La diaspora ukrainienne a érigé un peu partout dans le monde des monuments à sa mémoire et on retrouve même ses statues en Russie. 

D’ailleurs, l’armée russe, qui a détruit des oeuvres et pillé des musées en Ukraine depuis le début de la guerre l’an dernier, a notamment tenté de détruire un buste de Chevtchenko à Borodianka, près de Kyiv. Le piédestal a été endommagé, le crâne exhibe un éclat de balle.

«C’est un grand symbole de ce qu’est l’Ukraine: il a été atteint d’une balle, mais il est encore debout», a commenté M. Lesiuk. Lui-même a réalisé six autres monuments en l’honneur du poète en Ukraine et ils sont encore debout, selon ses informations.

Ce n’est pas un hasard si le buste de Chevtchenko a été planté là dans le parc de l’Esplanade à Québec.  

En fait, il n’est pas seul et se trouve plutôt en bonne compagnie, avec un autre poète national, de l’Italie celui-là, Dante Aligieri, à deux pas de là.

Il y a aussi Émile Nelligan, un grand du Québec, Nguyên Trai, héros national au Vietnam, lui aussi poète.

C’est en se promenant sur cette allée de poètes que Oleh Lesiuk, qui passait là comme touriste, a eu l’idée d’y ajouter le héros ukrainien en rameutant la communauté et des organismes pour financer le projet. 

«J’étais surpris qu’un poète aussi célèbre ne soit pas reconnu dans cet espace. Nous avons voulu combler ce vide.»

Une foule immense avait alors assisté à l’inauguration du monument. Des prêtres de l’Église uniate ukrainienne avaient béni le buste. 

Le président de l’époque du Congrès mondial des Ukrainiens, Eugène Czolij, avait écrit: «le rôle de Taras Chevtchenko dans la formation de l’identité ukrainienne et de l’indépendance actuelle de l’Ukraine est incontestable», peut-on lire dans le document officiel qui relate la cérémonie.

Chevtchenko était ainsi «appelé à inspirer les générations futures d’Ukrainiens et de Québécois», a affirmé M. Czolij, qui est aujourd,hui consul honoraire de l’Ukraine à Montréal. 

Étrange ironie, le célèbre homme de lettres ukrainien se trouve à proximité de l’effigie d’un autre poète national, presque antagoniste désormais: celui d’Alexandre Pouchkine, vu comme le poète national russe. 

Un débat a même lieu en Ukraine sur sa mémoire, honorée avec de nombreux noms de rues et des statues. Car il est même perçu par beaucoup d’Ukrainiens comme colonisateur et impérialiste en raison de certains de ses écrits.

«C’est un  voisinage étrange», a conclu Oleh Lesiuk.