Il faudrait modifier le Code criminel pour que les ONG puissent aider en Afghanistan

OTTAWA — De hauts fonctionnaires fédéraux soutiennent que le Parlement devra modifier le Code criminel pour que les travailleurs humanitaires canadiens puissent oeuvrer en Afghanistan sans crainte d’être accusés au criminel.

«Sans aborder ces empêchements dans le Code criminel, il n’y a aucun moyen pour nous de délier les mains qui fournissent maintenant une partie de cette aide humanitaire», a estimé lundi soir Marie-Louise Hannan, directrice générale pour l’Asie du Sud à Affaires mondiales Canada, en témoignant devant le Comité sénatorial des droits de la personne, à Ottawa.

Des organismes humanitaires affirment qu’Affaires mondiales Canada leur a dit qu’acheter des biens en Afghanistan ou embaucher des résidants sur place impliquerait le versement de taxes aux talibans, ce qui pourrait être considéré comme une «contribution à un groupe terroriste», en vertu de la loi canadienne sur le terrorisme.

Cet avis a été donné malgré une cascade de crises humanitaires en Afghanistan, allant d’un système de santé qui s’effondre à la montée en flèche des taux de malnutrition infantile.

Un comité de la Chambre des communes a signalé le problème en juin dernier, notant que d’autres pays occidentaux avaient modifié leurs lois ou accordé des exemptions aux organismes d’aide humanitaire dès l’automne 2021.

Mme Hannan a déclaré que les fonctionnaires de trois ministères étaient bien conscients du problème. «Depuis un an, nous avons été mandatés pour examiner cette question et nous avons essayé de trouver le moyen le plus rapide d’y répondre», a-t-elle dit aux sénateurs lundi soir.

Une loi désuète

Un haut fonctionnaire au ministère de la Justice a expliqué que la loi désuète actuelle n’a pas la flexibilité qui a permis par exemple au Royaume-Uni ou à l’Australie de prévoir des exemptions.

«D’un point de vue technique, la loi en cause ici a été adoptée en 2001 et elle n’a pas été substantiellement modifiée depuis», a déclaré Robert Brookfield, directeur général et avocat général principal à la Section de la politique en matière de droit pénal au ministère de la Justice.

Des constitutionnalistes ont fait valoir que les lois existantes étaient contradictoires, mais qu’elles ne permettraient pas de jeter littéralement en prison des travailleurs humanitaires — qu’elles violeraient probablement la Charte canadienne des droits et libertés.

Mais certains estiment qu’un tribunal devrait éventuellement se prononcer là-dessus, très probablement après qu’un travailleur humanitaire aurait été formellement accusé d’une infraction criminelle. 

Un gouvernement taliban

Selon Me Brookfield, cela s’explique par la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire: la police, les procureurs et les tribunaux agissent indépendamment du gouvernement, qui peut modifier les lois par un vote au Parlement, mais ne peut pas modifier la façon dont ces lois sont ensuite appliquées. «Le gouvernement canadien n’a pas le pouvoir (après coup) de réinterpréter la loi comme il l’entend», a rappelé Me Brookfield. 

Il a également repoussé les arguments des avocats selon lesquels les talibans ne peuvent pas être considérés comme une «organisation terroriste» puisqu’ils forment le gouvernement afghan. Me Brookfield a rappelé que le Hamas et le Hezbollah ont gouverné sur des régions du Moyen-Orient alors que certaines de leurs factions étaient considérées comme des entités terroristes.

Sébastien Aubertin-Giguère, sous-ministre adjoint par intérim au ministère de la Sécurité publique, a déclaré que le problème doit être traité avec doigté. «Nous devons trouver un équilibre entre le besoin humanitaire et l’intégrité des dispositions sur le financement du terrorisme prévues au Code (criminel)», a-t-il estimé lundi soir.

M. Aubertin-Giguère ne pouvait pas préciser non plus si le gouvernement prendrait des mesures avant que la Chambre des communes n’ajourne ses travaux pour son congé des Fêtes de six semaines.

Un sous-ministre, de hauts fonctionnaires et plusieurs représentants d’organismes humanitaires ont témoigné lundi soir, alors que trois ministres ont refusé de comparaître.

Le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, le ministre de la Justice, David Lametti, et le ministre du Développement international, Harjit Sajjan, ainsi que leurs secrétaires parlementaires ont tous déclaré avoir d’autres engagements déjà prévus les soirs des 5 et 12 décembre.

Situation critique 

Des ONG canadiennes travaillant en Afghanistan ont fait part au comité sénatorial du désespoir croissant dans ce pays, qui pousse certains habitants à se joindre à des groupes terroristes.

Ottawa a augmenté l’aide fournie par des organismes des Nations unies, mais le responsable des politiques à Vision Mondiale Canada, Martin Fischer, a souligné que cette aide ne pouvait pas être fournie par des organisations canadiennes.

Ses collègues ont dû cesser leurs activités lorsque les talibans ont pris le pouvoir il y a 15 mois, après des années à tisser des liens et établir des contacts dans le pays. Par conséquent, Vision Mondiale Canada n’a pas insisté pour que les Canadiens fassent des dons.

«L’Afghanistan est l’un des rares endroits où, lorsque nous lançons des appels, il y a un formidable élan de solidarité et de compassion, a pourtant déclaré M. Fischer. Ne pas pouvoir le faire, alors que la situation se détériore de plus en plus, ce n’est pas seulement frustrant: c’est déchirant.»

Me Asma Faizi, directrice de l’ONG «Afghan Women’s Organization Refugee and Immigrant Services», dirige un orphelinat à Kaboul, mais elle a cessé de payer son loyer de peur d’être poursuivie pour terrorisme. «Le propriétaire est une personne généreuse, qui pourrait nous jeter à la rue», a-t-elle déclaré au comité.

«Je ne vois aucune raison (qui) pourrait justifier la famine des enfants, et en ce moment ils meurent de froid sans abri.»

Les Nations unies ont tiré la sonnette d’alarme, alors qu’un hiver rigoureux s’installe en Afghanistan, et que des millions de personnes n’ont pas accès à de la nourriture ou à de l’eau en quantité suffisante.

L’ONU classe la moitié de la population afghane comme étant à un niveau critique d’insécurité alimentaire, dont six millions de personnes officiellement menacées de famine.