Budget 2023: des économistes et des experts en géopolitique sont sceptiques

OTTAWA — L’intention du gouvernement fédéral de se fier davantage sur les alliés du Canada pour son commerce pourrait gonfler les prix ou faire rater des occasions, craignent des économistes et des experts en géopolitique.

Dans son budget présenté mardi, le gouvernement affirme qu’en collaborant avec ses alliés et ses partenaires, «il s’assurera que ses chaînes d’approvisionnement ne sont pas vulnérables à l’exploitation et que des puissances étrangères hostiles ne peuvent acheter les industries et les ressources naturelles canadiennes».

«La dépendance envers les dictatures pour l’acquisition de biens et de ressources clés est une grande vulnérabilité stratégique et économique», peut-on lire dans le budget.

Vina Nadjibulla, professeure à l’Université de la Colombie-Britannique, souligne que ce discours renverse tout ce que le Canada a tenté de faire au cours des trois dernières décennies, c’est-à-dire renforcer ses liens avec des pays comme la Chine.

La philosophie de base derrière la stratégie fédérale est née aux États-Unis. Les autorités américaines, la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, la première, ont commencé à prôner, il y a un an, le «friendshoring» ou «ami-étayage». Il s’agit de renforcer le commerce entre pays alliés afin de rendre les chaînes d’approvisionnement plus résilientes afin d’éviter que des pays hostiles puissent imposer des taxes de façon arbitraire ou cesser de fournir certains produits.

Certains experts croient que cette approche manichéenne («eux contre nous») signifie que les entreprises canadiennes devront s’ajuster si elles ne veulent pas rater des occasions dans les pays émergents.

La Pre Nadjibulla constate que le gouvernement fédéral n’a jamais été aussi clair dans sa vision du monde que dans le dernier budget.

«Le langage indique que le monde est plus dangereux et plus concurrentiel. Et dans ce monde, le Canada doit resserrer ses liens avec ses alliés.»

L’avocat Mark Warner, spécialiste en droit commercial, mentionne que ses clients soulèvent déjà des questions sur la mise en œuvre d’une telle stratégie.

Par exemple, les secteurs de l’automobile et du textile se demandent à quel point ils peuvent utiliser des éléments chinois dans la fabrication de leurs produits. Des questions similaires sont posées dans les secteurs de l’électronique. Les entreprises pharmaceutiques pourraient également être touchées.

«La question du contenu chinois dans des produits canadiens va se poser, dit Mark Werner, un avocat. Si on perçoit cela comme un moyen détourner pour commercer avec la Chine, cela pourrait devenir un problème.»

Selon lui, il est logique que le Canada dépende autant des États-Unis, notamment à cause de sa situation géographique, mais Ottawa devra formuler comme il compte adapter cette politique aux autres pays.

«Si les Américains sont sérieux à ce sujet, ils devront figurer les moyens d’être cohérents et de protéger aussi nos manufacturiers», avance Me Werner.

Mary Lovely, une économiste américaine de l’Institut Peterson, déplore l’inconstance des États-Unis dans la désignation de ses pays amis.

«Le langage et le discours américains peuvent être interprétés de plusieurs façons. Nous constatons une certaine confusion dans les politiques commerciales américaines, ceux qui sont considérés comme des ‘amis’», lance-t-elle.

Le ministère du Trésor des États-Unis a annoncé vendredi que le crédit d’impôt pour les véhicules électriques s’appliquerait pour les produits en provenance du Canada, du Nicaragua et d’Oman, mais pas pour ceux en provenance de France et d’Allemagne.

Mme Lovely exprime aussi un certain scepticisme quant à l’idée d’adopter la pratique du «friendshoring» pour le commerce intérieur. Cela impose la nécessité de réussite pour les entreprises subventionnées, même lorsqu’elles ne sont pas efficaces. Le commerce international pourrait éventuellement représenter une menace aux entreprises locales.

«On peut penser que ce partenariat est sûr, qu’il respecte nos valeurs — tout ce qu’on souhaite. Mais le coût va en être élevé, dit-elle. On doit être conscient que les marchés amèneront nos propres économies à être moins concurrentielles du côté des exportations.»

Une telle politique risque d’isoler certains pays tout en compliquant la tâche de ceux qui réclament des investissements mondiaux pour contrer les changements climatiques.

Le haut-commissaire de l’Afrique du Sud au Canada opine.

Rieaz Shaik n’aime pas le «frienshoring». Selon lui, le nouveau discours américain permet aux pays riches de diviser le monde sans reconnaître les réalités des pays émergents et la nécessité de lutter contre la crise climatique.

«C’est le plus mot le plus dangereux de l’histoire des relations politiques internationales, parce qu’il est exclusif. Encore pis, il désigne que l’autre n’est pas votre ami. Vous savez comment l’Afrique du Sud jugeait les autres du temps de l’apartheid. Ils nous déshumanisaient et nous niaient tous nos droits à l’existence. Et bien sûr, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Oui, je déteste ‘friendshoring’.»